Les Editions Les Hauts-Fonds ont publié en novembre
dernier un « essai poétique » de Patrice Beray, Pour Chorus Seul. A Jean-Pierre Duprey et Claude Tarnaud. Joli
petit volume de 70 pages, l’ouvrage est donc consacré à deux maudits du surréalisme de l’après seconde
guerre mondiale, et Rodanski y apparaît à de nombreuses reprises.
Au début du volume, P. Beray pose
une solide analyse du contexte culturel de ces années « d’après-guerre
synonyme de guerre faite à la poésie » (p. 40). Ecrasé d’un côté par la
«« renaturalisation » du geste poétique» (p. 18), d’un autre par le retour au
récit et enfin par l’emprise existentialiste, la « geste
individuelle » de la poésie de Duprey – héritière du surréalisme déjà en
cours de mythification et en même temps marginalisé – est tout à fait inaudible, ou quasi.
Car, selon l’heureuse formule de Dominique Rabaté citée par P. Beray, ces
auteurs « cherchent à sortir par le dedans » (p. 17). Établissant ainsi cette
« communication par voie d’étincelles entre les êtres » chère à
André Breton, leur écriture exigeante est bien trop incandescente – et par-là dangereuse – dans cette
époque des structures et de culture de masse. Indépendants du groupe mais avec
la boussole surréaliste en poche, ces jeunes poètes sont contraints à la clandestinité
et la solitude (Connais-toi ta solitude
est le titre d’un poème de Rodanski) : deux options qui constituent la
seule voie pour (tenter de) sauver « le secret de [sa] vie
intérieure » (p. 22). Et l’auteur de souligner avec justesse, chez Duprey
mais aussi chez Rodanski « l’oppressante teneur existentielle » (p.
31) d’une poésie libérée de la « définition originelle de l’image
surréaliste » (id.). L’introduction et la première partie consacrée à
Duprey sont ainsi éclairantes à plus d’un titre et mobilisent un faisceau de
références (Annie Lebrun ou Paul Ricœur pour n’en citer que deux) tout à fait pertinent.
Par son titre même, l’ouvrage de P. Beray se place sous les auspices
jazzistiques et, si pour Tarnaud, admirateur de Thelonious Monk, la référence
est évidente, elle l’est à première vue moins concernant Duprey. Mais l’auteur
montre bien comment la pensée du Duprey ne « vibre qu’à son
phrasé sur toute l’étendue du poème » (p. 28), mue qu’elle est par un
« désir d’inventer inaliénable » (id.).
La seconde partie consacrée à
Tarnaud constitue la première étude thématique du cycle romanesque de ce dernier et
dont la figure de Rodanski constitue un personnage principal dès The whiteclad Gambler, sous le nom de
Pierre Lecomte – accompagnée de son épouse Anne, derrière laquelle se cache
Béatrice de la Sablière, un temps l’amante de Stan. P. Beray montre habilement
comment cette partie de l’œuvre de Tarnaud ne vise « autre chose que de se
donner les moyens (jusqu’au plus irréalisables) de l’invention de sa propre
vie », invention qui ne peut être que « collective » (p. 48).
L’auteur décrypte ce qui se joue sur le plan littéraire tout en mettant en
perspective ces textes et leur histoire dans la biographie de leur auteur –
dans les biographies de leurs auteurs même, puisque Tarnaud conçoit son œuvre
en y insérant notamment des lettres (de Rodanski, mais aussi de Gherasim Luca).
Seul regret concernant cette partie du livre, les archives privées auxquels P.
Beray a eu accès – il évoque notamment la correspondance Luca-Tarnaud (dont on
peut penser qu’il s’agit de celle récemment vendue, voir ici) et sur lesquelles
il ne dit mot. Mais c’est ici notre hémisphère historien qui parle. Car le littéraire
sort lui convaincu de cette seconde partie.
L’auteur termine brillamment
lorsqu’il écrit qu’avec la geste épique de leur poésie, Duprey, Tarnaud ou
encore Rodanski « opposent radicalement à la société qui divise et opprime
la liberté d’une existence aventureuse – et à la solitude contrainte, la
promesse d’une coexistence » (p. 63).
Dernière qualité de l’ouvrage,
ses illustrations qui, bien qu’en noir et blanc, donnent à voir des œuvres
rares : des objets conçus par Tarnaud et des sculptures de Duprey. La
publication de photos de ces dernières laissent deviner que l’imbroglio
juridique autour de l’œuvre plastique de l’auteur de Réincrudation est enfin résolu (car les lecteurs attentifs du blog
de P. Beray auront pu y suivre en partie l’histoire). Si cette intuition est juste,
la découverte de cette partie de l’œuvre de Duprey n’est donc plus qu’une
question de temps (et plus de droit), et de cela, on ne peut que se réjouir.
Pour mémoire, en même temps qu'elles publiaient Pour Chorus Seul, les Éditions Les Hauts Fonds rééditaient l'introuvable Aventure de la Marie-Jeanne de Tarnaud.
Thomas Guillemin
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