lundi 11 juin 2012

Extraits autobiographiques


Refoulés à peu de kilomètres de la ligne de feu où nous avions travaillé dans les dernières semaines après la chute de Mannheim, nous arrivâmes dans une petite ville. En exécution des ordres du colonel Terbrak, on fit désinfecter tous nos vêtements dans un autoclave de la Wehrmacht. C’était la première partie d’un ordre étrange. Nus dans une cour, nous attendions nos vêtements. L’étuve prit feu, les vêtements brûlèrent. Le colonel Terbrak téléphona et, peu d’heures après, on nous apportait dans un ballot les surplus du Secours National. C’étaient des effets troublants réquisitionnés chez les costumiers et dans les théâtres. On avait seulement enlevé leurs ors et leurs boutons de fantaisie. Il y avait aussi des smokings, des habits de gala rapiécés en rouge ou jaune. Je trouvais des vêtements anonymes, gris comme la fumée et un pourpoint de satin amarante. (C’était en fait un gilet de garçon d’hôtel, en soie rouge, avec des poches à monnaie. Mais il rutilait.) (Trois fois rien, p. 157)


Cette aventure, dont je ne suis pas revenu, marque pour moi la date d’une initiation. Dès lors je me crus destiné à contribuer à l’élaboration de quelque mythe dont le cœur des masses populaires et toujours gravitantes feraient l’objet. Lorsque quelques années plus tard je rencontrai André Breton, c’était à la date du solstice d’été que j’avais marquée plusieurs mois à l’avance comme devant être capitale pour moi, me fiant au seul fait que l’ascension du soleil à son zénith ne pouvait éclairer qu’une importante journée de ma vingtième année. Et depuis rien ne m’a donné à penser que je me sois abusé. Toujours est-il que ce jour du 21 juin 1947 entre pour moi dans la légende dont j’ai esquissé la naissance à mes yeux au cours des pages précédentes. Ce soir-là à 21 heures, place Blanche, fut donnée lecture du manifeste «  Rupture inaugurale » marquant la fondation d’une association dite « Cause Surréaliste » dont la devise empruntée à la Logique de Port-Royal était : « L’homme qui marche est une cause libre. » (L’homme des foules, p. 149)


Et j’ai marché, qui plus est. Je fus l’être qui plus est. Le mobile à partir du point que je fus, suspendu à l’origine du danger, cette règle tout au long de ma vie sans garde-fou – cette constante de l’esprit dans lequel ma lignée fut tirée du néant d’un coup de feu. Car viser est mon but – ma flèche y tend, aussi je n’aurai d’autre arc que cette corde qui file en sifflant – cette corde où je pends au fil de mon sang qui brûle. Ma route est l’impatience dévorante du pas suivant qui hâte ma marche et prend le pas de la fièvre, alors que mon pied ne touche plus terre que pour y reprendre la force de bondir, de franchir mon ombre. Mon nombre qui luit dans l’espoir de me donner ma mesure. Mon ombre qui me suit comme un doute ! (« Je n’ai pas dit mon dernier mot… », p. 143)


Ce décor, ces cierges, ces promenades somnambuliques, je ne les accomplissais pas parce que j’étais fou, mais en me disant : je suis fou, donc il faut que je donne des signes de folie. Que je donne des signes de folie parce que je suis fou. Doucement le problème change de forme, parce que je peux l’envisager dans l’absolu où je suis transporté, avec un puzzle. Je commence à assembler des pièces avec la sensation d’être mal installé, de faire cela avant le moment venu, de trop me presser ; pourtant, je continue le jeu, il y a une foule de pièces qui s’emboîtent. Elles deviennent de plus en plus grandes, il y en a toujours une qui peut contenir l’ensemble ; ou bien de plus en plus petites, il y en a toujours une qui peut être contenue par l’ensemble. C’est tout à fait curieux, mais je m’éveille c’est la nuit. J’ai compris instantanément mon rêve, ou plutôt, j’ai achevé le raisonnement commencé par lui : ma folie est de me croire fou, ma folie est de croire que je crois que je crois que je suis fou. Ou bien : ma folie est de croire tout cela, ce qui revient au même ? (Histoire de fou, p. 140-141) 

Ces citations sont extraites des textes inédits publiés dans Stanislas Rodanski, Éclats d'une vie. Tous datent d'avant la période de l'internement à Sain-Jean-de-Dieu.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire