Refoulés à peu de kilomètres de la ligne de feu
où nous avions travaillé dans les dernières semaines après la chute de
Mannheim, nous arrivâmes dans une petite ville. En exécution des ordres du
colonel Terbrak, on fit désinfecter tous nos vêtements dans un autoclave de la
Wehrmacht. C’était la première partie d’un ordre étrange. Nus dans une cour,
nous attendions nos vêtements. L’étuve prit feu, les vêtements brûlèrent. Le
colonel Terbrak téléphona et, peu d’heures après, on nous apportait dans un
ballot les surplus du Secours National. C’étaient des effets troublants
réquisitionnés chez les costumiers et dans les théâtres. On avait seulement
enlevé leurs ors et leurs boutons de fantaisie. Il y avait aussi des smokings,
des habits de gala rapiécés en rouge ou jaune. Je trouvais des vêtements
anonymes, gris comme la fumée et un pourpoint de satin amarante. (C’était en
fait un gilet de garçon d’hôtel, en soie rouge, avec des poches à monnaie. Mais
il rutilait.) (Trois fois rien, p.
157)
Cette aventure, dont je ne suis pas revenu,
marque pour moi la date d’une initiation. Dès lors je me crus destiné à
contribuer à l’élaboration de quelque mythe dont le cœur des masses populaires
et toujours gravitantes feraient l’objet. Lorsque quelques années plus tard je
rencontrai André Breton, c’était à la date du solstice d’été que j’avais
marquée plusieurs mois à l’avance comme devant être capitale pour moi, me fiant
au seul fait que l’ascension du soleil à son zénith ne pouvait éclairer qu’une
importante journée de ma vingtième année. Et depuis rien ne m’a donné à penser
que je me sois abusé. Toujours est-il que ce jour du 21 juin 1947 entre pour
moi dans la légende dont j’ai esquissé la naissance à mes yeux au cours des
pages précédentes. Ce soir-là à 21 heures, place Blanche, fut donnée lecture du
manifeste « Rupture inaugurale »
marquant la fondation d’une association dite « Cause Surréaliste »
dont la devise empruntée à la Logique de Port-Royal était : « L’homme qui
marche est une cause libre. » (L’homme
des foules, p. 149)
Et j’ai marché, qui plus est. Je fus l’être qui
plus est. Le mobile à partir du point que je fus, suspendu à l’origine du
danger, cette règle tout au long de ma vie sans garde-fou – cette constante de
l’esprit dans lequel ma lignée fut tirée du néant d’un coup de feu. Car viser
est mon but – ma flèche y tend, aussi je n’aurai d’autre arc que cette corde
qui file en sifflant – cette corde où je pends au fil de mon sang qui brûle. Ma
route est l’impatience dévorante du pas suivant qui hâte ma marche et prend le
pas de la fièvre, alors que mon pied ne touche plus terre que pour y reprendre
la force de bondir, de franchir mon ombre. Mon nombre qui luit dans l’espoir de
me donner ma mesure. Mon ombre qui me suit comme un doute ! (« Je n’ai pas
dit mon dernier mot… », p. 143)
Ce décor, ces cierges, ces promenades
somnambuliques, je ne les accomplissais pas parce que j’étais fou, mais en me
disant : je suis fou, donc il faut que je donne des signes de folie. Que je
donne des signes de folie parce que je suis fou. Doucement le problème change
de forme, parce que je peux l’envisager dans l’absolu où je suis transporté,
avec un puzzle. Je commence à assembler des pièces avec la sensation d’être mal
installé, de faire cela avant le moment venu, de trop me presser ; pourtant, je
continue le jeu, il y a une foule de pièces qui s’emboîtent. Elles deviennent
de plus en plus grandes, il y en a toujours une qui peut contenir l’ensemble ;
ou bien de plus en plus petites, il y en a toujours une qui peut être contenue
par l’ensemble. C’est tout à fait curieux, mais je m’éveille c’est la nuit.
J’ai compris instantanément mon rêve, ou plutôt, j’ai achevé le raisonnement
commencé par lui : ma folie est de me croire fou, ma folie est de croire que je
crois que je crois que je suis fou. Ou bien : ma folie est de croire tout cela,
ce qui revient au même ? (Histoire de fou,
p. 140-141)
Ces citations sont extraites des textes inédits publiés dans Stanislas Rodanski, Éclats d'une vie. Tous datent d'avant la période de l'internement à Sain-Jean-de-Dieu.
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